



OBARA, Kazuma, Silent Histories, 2014
25,7 x 18,2 cm, 162 pages
Je suis allée voir Andrea Copetti, à Tipi bookshop[20]. Il m’a offert un café qu’il a acheté au bar d’à côté. J’étais venue le voir pour parler des livres d’artistes, des photobooks qui portent sur l’autre ou qui abordent des questions politiques, je ne sais plus. Je n’étais pas très sûre de ce dont je voulais parler à ce moment-là. Il m’a tendu deux livres, deux gros, deux épais, deux lourds, et il m’a dit : tu veux écouter quelque chose ?
Quand j’ai posé le livre sur mes genoux, que j’ai senti son poids, que j’ai touché sa couverture en tweed du bout des doigts, je n’avais aucune idée de ce dont il pouvait bien parler. J’ai senti comme un silence entrer en moi, par la grande porte, celle des émotions qui se gardent. La couverture est une porte. On dirait presque une marie-louise, qui par un gaufrage encadre une photographie de famille japonaise traditionnelle, en noir et blanc. Le visage d’une enfant, au premier plan, est masqué d’un rectangle blanc.
Andrea devant moi continue à travailler. La lumière d’avril derrière la vitrine se diffuse sur Bruxelles.
Je ne me rappelle plus du temps qu’il faisait.
Je soulève la couverture, et s’y trouvent des souvenirs que je n’ai pas vécus, qui ne m’appartiennent pas, mais qui font appel à ma chair et à mon sang comme une chanson d’enfance, lointaine et indéchiffrable.
C’est une publication qui ressemble à un vieil album photo, dans lesquels on trouve les expériences vécues de six Japonais touchés par la Guerre du Pacifique.
1931 : Attentat sur une voie ferrée appartenant à une compagnie japonaise, dit « Incident de Mukuden », au sud de la Mandchourie. Cet attentat est planifié par le Japon qui envahit la Mandchourie le lendemain.
1940 : Invasion de l’Indochine française par le Japon. Ce dernier entre dans le Pacte tripartite, fondateur de l’Axe Rome-Berlin-Tokyo.
26 juillet 1941 : Embargo total sur le pétrole et l’acier à destination du Japon imposé par les Etats-Unis et les Pays-Bas.
7 décembre 1941 : Débarquement du Japon en Malaisie et en Thaïlande, suivi quelque heures plus tard de l’attaque surprise sur la base navale américaine Pearl Harbor dans le Pacifique par le Japon.
8 décembre 1941 : Déclaration de guerre au Japon par les Etats-Unis.
9 décembre 1941 : Déclaration de guerre aux Etats-Unis par l’Allemagne et l’Italie.
19 février - 26 mars 1945 : Bataille d’Ioto, dite bataille d’Iwo Jima.
Février-mai 1945 : Bombardements de Tokyo.
6 et 9 août 1945 : Bombardements atomiques sur les villes de Hiroshima et Nagasaki.
2 septembre 1945 : Capitulation du Japon.
Il y a effectivement des images d’archives, notamment des photographies de famille, de classe ; des photographies prises par l’artiste lui-même, mais aussi des fac-similés de cartes d’invalidité, de prospectus de propagandes, d’un journal illustré[21], et du texte.
Tout cela rend compte des expériences individuelles et des particularismes. Mais à travers eux aussi, l’autre histoire, la grande, celle du pays.
Étonnamment, on lit la version anglaise comme la version japonaise de cette publication de gauche à droite. À l’intérieur les fascicules de propagande se feuillètent à contre-sens, en opposition. Deux mouvements s’entrechoquent ; mais toujours les images de l’intime, les images du livre viennent se refermer sur celles de l’État.
Il manque une carte d’invalidité.
Il y a ce journal dessiné, que l’on produit lorsqu’on est petit à l’école, lors des vacances d’été : un journal de bord illustré, un compte-rendus des événements, au feutres colorés.
Il y a une femme dont le témoignage n’a pas pu être récupéré ; ne reste sur l’image que son visage dans un cercueil, et une photographie que tient sur ses genoux quelqu’un que l’on suppose être de sa famille. Soixante-neuf ans de silence plus tard, à cacher et à taire. À coudre, car les victimes des bombardements n’ont jamais été reconnues comme telles par l’État japonais, car elles n’ont pas eu d’assistance par la suite, car même invalide, il fallait bien faire quelque chose de ses mains.
Je sens le tweed de la couverture peser au bout de mes doigts.
Lorsque je referme le livre je m’arrête de nouveau sur cette photographie de famille, sur ce linceul qui n’en était pas un. Je l’ai découvert en tournant les pages : c’est une femme qui a couvert son propre visage d’enfant. L’image qui reste n’est pas celle des vivants.
Comment trouver les mots justes ?
La première édition signée par l’artiste (sic) comprenait 45 exemplaires, et coûtait 18000 yens, soit un peu plus de 140 euros. Il y a aujourd’hui une seconde édition de 1900 exemplaires, qui coûte 62 euros.
20. Andrea Copetti a fondé Tipi bookshop en 2013. Sa librairie, spécialisée dans les livres photos autoédités, est basée dans le quartier de Saint Gilles à Bruxelles.
21. 絵日記 : journal illustré tenu par les élève de l’école primaire durant les vacances d’été. Ce sont souvent des rédactions sur leurs expériences personnelless ou des comptes-rendus d’exercices scientifiques (le plus classique étant un devoir sur la culture d’une belle de jour, très répandue au Japon).