
ABDESSEMED, Adel, The Green Book, 2002
21 x 25,5 cm, 100 pages
Je l’ai aussi lu au Cabinet du livre d’artiste de Rennes. Dans le silence. J’ai commencé à le feuilleter debout, et puis, j’ai eu envie de tourner et de retourner les pages, alors je me suis assise. Il était compliqué à feuilleter parce qu’il était un peu grand, et rigide.
Adel Abdessemed est un artiste franco-algérien dont le travail controversé fait souvent parler. Je ne souhaite pas parler du reste de son travail. Je me concentrerai sur cette publication.
The Green Book : cela évoque à la fois une douce idée, un livre vert, paisible, un livre écologique, d’espérance, presque ; cela renvoie aussi au motif du treillis militaire – camouflage Centre-Europe – reproduit sur la couverture.
Cette publication comprend une quarantaine d’hymnes nationaux. D’abord notés ou tapés par les correspondants d’Adel Abdessemed, ils lui ont été envoyés par courrier ou par fax ; l’artiste les a par la suite scannés puis mis en page. Ce sont en somme des reproductions de souvenirs d’hymnes.
Se rappeler les hymnes nationaux comme on se rappelle vaguement une comptine.
Commencer par la Turquie.
Finir par la Palestine.
Il y a la Corse aussi.
Le recto, et le verso.
À l’arrière des hymnes yougoslave et cubain, le même papier à lettre, du même bleu.
Derrière l’Inde, un vif orange.
Derrière la Turquie, Eve, le serpent, et Adam.
La diversité des écritures, des supports d’origines et des mémoires renvoie au rapport individuel que nous pouvons avoir à ces hymnes, et à plus forte raison, à la Patrie et à la communauté. Cela convoque notre rapport à la nation, puis à l’État, et à l’histoire.
Je ne connais que les premières strophes de la Marseillaise, je ne crois pas l’avoir jamais apprise. Je n’ai aucune idée de ce que pourrait être l’air de l’hymne national japonais. Je pourrais bien l’entendre, je ne le reconnaîtrais pas. Je pensais comme acquises les paroles de l’hymne européen, chanté à la chorale étant enfant : j’ai découvert récemment qu’il s’agissait d’une réinterprétation. De la Marseillaise précisément je n’ai que quelques associations confuses : des camarades de classes qui la chantent dans la cour à l’école primaire, des visages de footballeurs ou d’athlètes sur l’écran de télévision, poing sur le cœur, le visage illuminé par la sueur, les larmes, les projecteurs ; des présidents de la république, des cercueils, et plus récemment, plus douloureusement, Calais.
Car les hymnes convoquent aussi notre rapport à l’autre, à son langage, aux incompréhensions mutuelles. Il y a dans ce livre autant de formes et de signes que je ne saurais comprendre dans leur entièreté, si ce n’est ce même état d’union qui anime ces strophes.
C’est à la fois effrayant et touchant. Il y a toujours une personne derrière les mots, on peut se l’imaginer en train de se rappeler, tenter de se souvenir, coucher les mots sur la feuille soigneusement ou avec une rigoureuse indifférence. Les ratures, les oublis, les tâches de café, les points d’interrogation rendent ces textes humains.
Cependant les points d’exclamations, les strophes, les vers et la structure même de l’hymne, ce qui la caractérise, rappelle sa nature vindicative, violente, celle-là même qui peut unir les individus comme en exclure certains.
Suivent trois photographies de valises passant dans le scanner de la douane et une carte postale représentant un avion sur lequel est annoté en rouge, en lettres capitales : FATHER.
C’est acide. Ça pique. Plus de dix ans après la publication de ce livre, à l’heure où l’on tente par exemple de distinguer les symptômes de la radicalisation, où les questions d’identités nationales semblent plus que jamais insolubles, ce contrôle des bagages et des connaissances pour monter dans l’avion de la Patrie, ça fait mal.
Le saviez-vous ? On trouve un livre signé (sic) d’Adel Abdessemed sur le bon coin à 150 euros (prix d’origine)[11]. Non signé et chez l’éditeur à La Criée, il est à 26,30 euros. Il a été édité en 1000 exemplaires.
11. Il l’était en tout cas au 04 janvier 2016.