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L’autre jour, dans la rue :


- Tu as une cigarette ?… Tu viens d’où ?
- … Tiens.
- Tu viens d’où ?
- Je viens de l’Île de France.
- Non, mais je veux dire, tu viens d’où ?
- Si tu veux savoir, mes parents sont japonais, j’ai la nationalité française, je suis née ici, je suis Française.
- Tu as la double nationalité alors.
- Non, je viens de te dire, j’ai la nationalité française. L’État japonais ne veut pas qu’on ait la double nationalité[26].
- Mais si, tu peux : un président du Pérou avait fait ça[27].


(...Oui, peut-être. En attendant je ne suis pas présidente et si je pouvais la garder, on n’aurait pas demandé à ma mère si je n’avais pas pris la nationalité française au moment de mes dix-huit ans, tu ne crois pas ? Mais bien sûr, tu sais mieux que moi.)


- Oui oui, bonne soirée.


IRVIN, Sam, Lingering Ghost – Wait for refuge, 2013
14,8 x 21 cm, 20 pages


J’ai acheté cette publication à Andrea parce qu’elle ressemblait à un passeport. C’est un objet dont la forme m’a longtemps obsédée, peut-être parce que j’ai dû abandonner ma nationalité japonaise en devenant française.


C’est un objet qui m’obsède encore : à cause des frontières, à cause des aéroports, à cause des visas. À cause de l’actualité, de la déchéance de nationalité.


C’est difficile.


C’est aussi une question qui m’obsède depuis que j’ai été dans cette plateforme d’accueil des demandeurs d’asile. Je me demande pourquoi nous ne pouvons pas aller et venir librement, que cela dépendra de nos passeports, de nos visages, de nos peaux.


Lingering Ghost est un livre qui parle de cela. C’est un petit format : A5. C’est un faux passeport britannique, agrandi. Sur la page de droite à l’intérieur se trouvent principalement des portraits élimés, effacés, grattés. Tout ce qui reste, c’est cette matière à la surface. 


En vis-à-vis, des emblèmes semblent flotter, presque menaçants. Ce sont des armoiries dénudées qui paraissent nues sans leurs Etats de provenance. 


Une phrase laconique figure dessous : une citation, comme une seconde devise.


Les Lingering Ghosts sont des êtres dans l’attente, des 
« Fantômes persistants » à l’identité indéchiffrable qui ne peuvent aller et venir.


Dieu et mon droit.


Il y a très peu de photographies et aucun visage.


La pauvreté dans le moyen rend justesse à une violence dans l’image. La couverture cartonnée appelle à quelque chose de factice, comme une fausse pièce d’identité, trop grande, trop difficile à cacher. Les portraits abîmés sont inidentifiables et j’entends entends encore la voix d’une doctorante de Migrinter, dans un café l’autre jour : quand tu es dans l’illégalité, que tu n’as pas le droit d’être là, moins il y a de traces de ton existence, mieux c’est...


J’ai payé cette publication 7 euros. 

 

Depuis, Sam Irvin a produit une seconde édition limitée à 500 exemplaires, qui comprend un plus grand nombre de portraits. On peut acheter cette version à 19,50 livres sterling, soit pour un peu plus de 24 euros.


30 décembre 2015 : Fermeture de la Plateforme Asile à Marseille. 

26. « Toute personne possédant plusieurs nationalités (dont une japonaise) doit choisir de conserver ou de renoncer à sa nationalité japonaise à sa majorité (l’âge de la majorité au Japon est fixée à 20 ans) (...) Passé ce délai, le Ministère japonais de la Justice peut les déchoir de leur nationalité. » Informations consulaires de l’Ambassade du Japon en France. [www.fr.emb-japan.go.jp]

27. C’est en effet le cas d’Alberto Fujimori, président controversé du Pérou (1990 – 2000). Il conserve sa nationalité japonaise malgré la réforme de la loi sur la citoyenneté en 1985.

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