
Parmi toutes les autres histoires. Autour de la publication d'artistes,
2016
« On s’est battus pour des minuscules morceaux d’espaces, des bouts de collines, quelques mètres en bord de mer, des pitons rocheux, le coin d’une rue. Pour des millions d’homme, la mort est venue d’une légère différence de niveaux entre deux points parfois éloignés de moins de cent mètres. »
​
Georges Perec
2. Entretien par Bernard Blistère, catalogue de la rétrospective Edward Ruscha, Paris, Centre George Pompidou, 1989,
p. 85
4. Philpott, Clive, « Twenty-six gasoline stations that shook the world : The rise and the fall of the cheap Booklets as art », in Booktrek, JRP / Rigier, Zurich, Les presses du réel, Paris, 2013
6. Moeglin-Delcroix, Anne, « Art de circonstance », in Sur le livre d’artiste : articles et écrits de circonstance, 1981 - 2005, le Mot et le reste, Marseille, 2006 p. 325
Quelque part, ce sont des souvenirs que je fabrique.
Lorsque j’ai un livre dans les mains et que j’en fais l’expérience, que je sens son poids, que je soulève sa couverture, que je feuillette ses pages, j’ai une expérience personnelle avec l’objet, et avec son auteur. J’ai choisi de parler ici de quelques livres qui m’ont permis de rencontrer l’autre et de l’envisager différemment.
Je voudrais parler des livres qui montrent le lointain et qui le montrent très près ; qui montrent autrement ce que l’on voit, ce que les stéréotypes véhiculent.
Je voudrais parler des livres qui montrent la grande histoire à travers la petite histoire.
Je voudrais parler des livres qui montrent comment l’on se construit.
J’ai sélectionné ceux que l’on appelle les livres d’artistes. Mais dans l’ensemble du texte, le plus souvent je dirai : publication d’artiste. Il me semble que le livre d’artiste est un terme trop étroit pour la diversité des productions que peut offrir le papier, le pli et le multiple. Il me semble que la publication ouvre cette définition à d’autres formes que le codex. Un livre d’artiste n’est rien de plus qu’un livre [1]. Un livre d’artiste n’est rien de plus qu’une publication.
Qu’est-ce qu’un livre d’artiste ?
Edward Ruscha, considéré comme pionnier du genre aux États-Unis avec Twenty-six gasoline stations définit ses livres ainsi :
« Mes livres ont été des brûlots. Il étaient pour moi des choses si brûlantes qu’on aurait dû avoir du mal à les tenir en main… J’adorais l’idée qu’ils désorientent… Et cela arrivait à la plupart de ceux qui les regardaient. Ils leur semblait très familiers alors qu’ils étaient le loup déguisé en brebis. Je crois vraiment que mes livres ont été très radicaux, peut-être ce qu’il y a de plus radical dans tout ce que j’ai fait. Je les tiens volontiers pour un aspect dominant de l’histoire de l’art maintenant. Mes tableaux ne sont peut-être pas révolutionnaires, mais les livres que j’ai faits étaient en quelque sorte des verrous qui sautaient. Pour moi, ils étaient des œuvres d’art bien que beaucoup de gens aient été jusqu’à refuser de les accepter comme telles.[2] »
Il s’agit de productions éditées à l’origine pour désarçonner et surprendre. Par ce statement Edward Ruscha montre à quel point ses livres s’inscrivent dans une vision expérimentale et avant-gardiste de l’art. Ce sont des objets sériels de grande qualité par leur identité de livre, ils sont multiples, multipliables, profondément ancrés dans une période moderne et industrialisée. Ils sont réalisés pour tenter d’échapper au modèle économique spéculatif de l’art.
C’est avec cette même citation de Ruscha qu’Anne Moeglin Delcroix, historienne d’art et auteure de l’Esthétique du livre d’artiste[3] introduit et définit ce médium. Par cet ouvrage, par ses divers écrits et actes de colloques, également parce que chargée de la collection des livres d’artistes de la Bnf entre 1979 et 1994, elle contribue fortement à l’écriture de son histoire. Cependant, et elle le dit elle-même, sa vision est partielle :
« [Cette esthétique] ne se propose donc pas de dresser un panorama exhaustif de la production, pas plus que les artistes concernés, comme pourrait s’y essayer une histoire soucieuse de ne rien laisser échapper (….) : il assume au contraire un certain nombre de choix. (…) Il n’en reste pas moins qu’une telle entreprise s’accompagne nécessairement de l’établissement d’un corpus de référence, dont les choix sont inévitablement discutables. L’on contribue par là, on le sait, à écrire en partie l’histoire empirique évoquée précédemment, écriture qui peut avoir des conséquence tangibles. »
Clive Philpott, auteur de Booktrek[4], ancien directeur de la bibliothèque du MoMA et qui y introduit une grande partie de sa collection du livre d’artiste, joue également un grand rôle. Il exprime dans « Twenty-six gasoline stations that shook the world » son désir d’écrire une histoire linéaire du livre d’artiste. Selon ce critère, il sélectionne « 12 hommes blancs », dont dix viennent des États-Unis ou de Grande-Bretagne.
Il y a toujours un rapport d’autorité, de privilèges. Je constate en feuilletant la bibliographie des livres d’artistes d’Anne Moeglin Delcroix qu’elle contient en grande partie des ouvrages d’hommes blancs[5] ; il en est de même, peut-être dans une moindre mesure, pour Clive Philpott. Cette généralité, il me semble, est partout : l’histoire n’est jamais neutre. Ses acteurs sont définis par ceux qui l’écrivent.
Où sont les non-traduit-e-s, les non-représenté-e-s ?
Où sont les invisibilisé-e-s ?
J’aurais aimé apporter d’autres pierres. Remettre en question cet espace historiographique. Je ne peux cependant pas me poser en découvreuse, je ne peux non plus écrire l’histoire des autres. J’écrirai ici la mienne, qui rencontre des livres, dans lesquels je rencontre l’autre.
Il est important pour moi de parler de livres que j’ai tenus en main, de faire part d’expériences.
La plupart de ces livres touchent le réel ; ils le restituent tel qu’il a pu être vécu. Ils l’interrogent, parfois le fictionnalisent. J’aimerais croire aussi qu’ils ont eu, qu’ils auront une influence sur le cours des événements ; ou du moins, il me semble qu’ils essaient.
Je parlerai souvent de la question du prix, et du nombre d’exemplaires. C’est une question de diffusion, d’accessibilité ; de politique. L’économie du livre d’artiste n’échappe pas à l’économie de l’art et à sa nature spéculative ; il tente, je le crois, de l’ébranler, de le percuter.
« Certes, ces armes sont des armes de papier, mais, pour cette raison même, elles peuvent être réalisées et mises en circulation sans retard. La plupart sont des productions légères, auto-éditées, volontairement discrètes, souvent clandestines malgré elles. Faites pour répondre à l’urgence d’une situation, elles existent le temps d’une distribution ou d’un envoi.[6]»
Ce sont des armes de production légère dont la finalité du combat est aussi l’accessibilité.
1. Watier, Eric, Un livre est un livre, ericwatier.info
3. Moeglin-Delcroix, Anne, Esthétique du livre d’artiste, éd. le Mot et le reste, Marseille, 2006
5. On pourrait ajouter: des hommes blancs, assignés mâles à la naissance, valides, hétérosexuels...